۱۳۸۷ آبان ۲۰, دوشنبه















Les « écomusées » d’Alsace et du Guilan : regards croisés sur deux inaugurations

L’ouverture du musée du patrimoine rural à Saravan dans la province du Guilan (Iran) en 2006 fait lointainement écho à celle de l’Ecomusée d’Alsace en 1984. Les regards croisés portent ici sur deux patrimoines, deux aventures, deux passions de conserver, comprendre et transmettre ce qui peut encore l’être.Figure 1 : les maisons reconstruites dans le musée du Guilan procèdent du même rapport poétique à la nature, que celui que j’imprimai à la conception de l’Ecomusée d’Alsace (cette photographie de Hossein Khaef comme celles de l'inauguration du musée)
Après plusieurs séjours en 2003, 2004 et 2005, je n’eus pas, en cette année 2006, la possibilité de me rendre en Iran pour assister aux progrès fulgurants du musée du patrimoine rural du Guilan à Saravan. Mahmoud Taleghani m’a communiqué les films et les photographies de l’inauguration officielle qui se déroula en mai de cette même année, dans le cadre de la journée internationale des musées. Sur ces images, je retrouve point par point, visage par visage, l’inauguration de l’Ecomusée d’Alsace 22 ans plus tôt. Les préparatifs fébriles, les derniers coups de râteau dans les allées, la pose des drapeaux, l’arrivée des invités, la longue litanie des discours, et après tout cela le moment de grâce de la fête où tous, officiels, porteurs du projet, ouvriers et artisans et leurs familles, premiers visiteurs partagent l’émerveillement du passage du projet à une réalité ouverte à tous. Et chacun retrouve là, qui sa propre histoire enfouie, qui son quotidien d’ouvrier ou de paysan dont il croyait jusqu’alors assumer la lourdeur quotidienne sans reconnaissance. Nous allons dans cette page croiser quelques regards sur deux fêtes identiques à 22 ans d’intervalle, dans des pays et dans une histoire tellement lointains et différents. Figure 2 : les collaboratrices du musée du patrimoine rural du Guilan… à l’Ecomusée d’Alsace devant la maison de Muespach (« maison des goûts et des couleurs ») et au musée du Guilan, devant la maison de Roudbaneh
Figure 2 : les collaboratrices du musée du patrimoine rural du Guilan… à l’Ecomusée d’Alsace devant la maison de Muespach (« maison des goûts et des couleurs ») et au musée du Guilan, devant la maison de RoudbanehAvant cela, retournons au Guilan, que nous avons laissé après le démontage à Roudbaneh de la première maison destinée au futur musée de plein air. Dès le lancement officiel du projet en juin 2003, on sait que le terrain sera probablement à Saravan, près de Rasht, en bordure la route de Téhéran. Là existe une réserve de terrains publics, montagneux, couvert par une forêt, et est destiné aux activités de loisirs. Cette forêt vient mourir dans une petite vallée habitée, au fond de rizières, déjà en dehors de la réserve foncière mais qu’il est tentant d’intégrer au projet. Le site escarpé pose problème, car un grand nombre de maisons proviennent de la plaine : delta du Sefid Rud, lagune d’Anzali. On a beau s’escrimer à trouver dans ces montagnes un terrain plat, rien ne convient pour la reconstruction de maisons de plaine et de leur écosystème de rizières. Au restaurant, je griffonne une contre-proposition qui consiste à mettre les maisons de la plaine au plus haut du site, sur la crête, de telle sorte qu’elles regardent le territoire dont elles sont extraites, et qui continue à vivre sans elles. Cette proposition est un peu brutale, et trop conceptuelle, pour un musée qui dans un premier temps doit déjà faire la preuve de sa pertinence en tant que conservatoire des formes traditionnelles d’habitat et d’agriculture. Les chauffeurs sont à côté de nous pendant que je dessine sur la nappe ; ils ne comprennent pas la discussion animée qui se tient en français, mais en saisissent l’enjeu à partir de mes gribouillages et commencent de leur côté à débattre du même sujet. Je n’ai pas souvenir d’avoir vécu pareille scène en Alsace où tous milieux sociaux confondus, une discussion sérieuse sur des partis de muséographie ne peut pas avoir lieu. C’est dire aussi combien ce projet iranien répond à une attente profonde des gens, comme l’ouverture de l’Ecomusée d’Alsace était quelque chose de profondément en phase avec les aspirations de son temps. Figure 3 : divers aspects du site de Saravan, sur lequel s’est implanté le projet de musée du patrimoine rural du Guilan

Ma proposition a au moins le mérite de révéler l’inadéquation du terrain proposé avec le programme des promoteurs du musée. Pendant l’été 2004, en marge du démontage de la maison de Roudbaneh, Mahmoud Taleghani me fait participer avec ma famille à la visite de nouveaux terrains, dans une zone moins accidentée des environs du premier site. Ce sont des collines argileuses, forestières avec un épais sous-bois. Figure 4: en été 2004, visite familiale en Iran. Pressentons-nous que nous j’allais être éjecté de l’Ecomusée d’Alsace ? En tout cas tout espoir de relogement dans cette maison de Saravan, incendiée depuis ma dernière visite sur le site, est perdu. Mais bien sur, l’archéologue se réjouit de cette opportunité d’étudier comment se comporte une maison en torchis pendant un incendie, et quelles traces archéologiques elle est susceptible d’inscrire dans le sol. La construction d’une route a formé digue et a retenu les écoulements gravitaires des eaux de pluie, abondantes au Guilan. Aussi, certains secteurs sont immergés et les arbres y périssent. La similitude avec certains aspects du terrain de l’Ecomusée d’Alsace est étonnante. Et il a aussi en commun avec l’Ecomusée d’Alsace de ne porter aucune trace d’habitat et d’activités agricoles. Tout est à imaginer et à créer. Quelques mois plus tard, en avril 2005, nouvelle mission. Cette fois çi y participe, à l’initiative de Christian Bromberger, Edwin Huwyller, directeur scientifique du musée de plein air de Ballenberg en Suisse, le grand frère de l’Ecomusée d’Alsace dont la figure historique, Max Gschwend, est très liée aux « Maisons paysannes d’Alsace ». En bordure de route, une petite plate forme supporte deux cabanes de chantier, annoncées par un panneau sur lequel l’Ecomusée d’Alsace figure en bonne place sur la liste des partenaires . Les poutres de la maison de Roudbaneh sont déchargées à côté, ainsi qu’un stock de bois de remplacement. Après le démontage de la maison l’été précédent où j’avais retrouvé exactement les mêmes ambiances que dans le Sundgau –chaleur des travaux estivaux, mêmes expressions de visage des voisins curieux, odeurs de vieille maison détruite faites de suie, de poussière d’argile et de paille- , j’ai à nouveau une bouffée d’excitation devant le début d’une aventure. « Vous êtes un homme comblé » m’avait dit le président de l’Université de Rasht, « vous êtes deux fois dans votre vie acteur de la création d’un grand musée ». Dans le taillis, un étroit sentier dévale jusqu’à un replat en bordure de ruisseau. Là dans un espace saturé de vert, des ouvriers creusent à la main une fosse d’extraction de terre, d’un rouge profond. D’autres transportent cette terre à la brouette jusqu’à une aire où l’on commence à réaliser la plate forme surélevée en terre battue, sur laquelle seront posés les plots de fondations de la maison de Roudbaneh. Ousta Mansouri est toujours là. Entre temps, il est devenu une personnalité. On va le chercher en voiture gouvernementale à Lahijan, où il habite. Au long de la route, quand il passe et qu’on le reconnaît, les gens disent « voila Maître Mansouri qui passe, celui qui travaille avec les experts étrangers ». Touchant et juste retour des choses pour le vieux charpentier au savoir si longtemps inutile et méprisé. Pendant ce séjour, les choses se gâtent. Nouveau point commun, décidemment, avec l’Ecomusée d’Alsace, le terrain quoique occupé avec l’autorisation de l’autorité régionale, se révèle inconstructible. Il est soumis au régime forestier et on ne peut y couper aucun arbre. Seule différence avec l’Ecomusée d’Alsace, c’est qu’ici au moins il y a des arbres. Les ingénieurs de l’administration des forêts viennent plusieurs fois, les propos sont vifs, l’administration est déterminée. La coupe du moindre taillis fait l’objet d’âpres négociations, et l’on peut se demander si le projet ne va pas finir aussi vite qu’il a commencé. Admiratif, je vois Christian Bromberger amadouer les ingénieurs. Il connaît les arbres du Guilan par cœur et sait autant leur nom scientifique en latin que leurs dénominations dialectales et leurs usages. Les fonctionnaires sont vraiment épatés et comprennent qu’ils n’ont pas affaire à une bande de massacreurs. Les problèmes ne sont pas réglés sur le fond, mais la pression se relâche. Le terrain fait l’objet de reconnaissances. Il n’y a pas encore de plan topographique précis et c’est au jugé qu’il faut l’explorer, s’y repérer dans des taillis parfois inextricables, et commencer à poser un zonage. En Alsace, nos maisons étaient issues d’un milieu physique –et même culturel- relativement homogène. J’avais donc pu adopter, comme je l’explique ailleurs, le parti d’ « enfiler » des groupes de bâtiments de même provenance sur un anneau. Pour le Guilan, aux territoires très contrastés depuis la haute montagne jusqu’à la lagune en bordure de la Caspienne, Christian Bromberger avait défini 13 groupes d’unité territoriale, culturelle et écologique. Dès lors s’imposait un plan-masse de type « Ballenberg » comportant des îlots dédiés chacun à une l’un de ces entités, et bien séparés les uns des autres.

Figure 5 : pendant qu’une partie de l’assistance prend connaissance d’un film sur le musée suisse de l’habitat rural à Ballenberg présenté par son directeur scientifique Edwin Huwyler (debout à gauche) Pouya Miryousefi travaille à la mise au net du premier plan-masse du musée du Guilan. Le moment de rentrer en France approche, les soucis de l’Ecomusée d’Alsace m’empêchent de prolonger le séjour alors que les choses deviennent passionnantes. La plate-forme de la maison de Roudbaneh est maintenant achevée, bien damée. Tout au long du démontage, j’éprouvais l’angoisse de mes débuts. Démonter c’est facile (?) , mais remonter… Surtout des constructions organiques comme celles-ci, faites évidemment sans plan, ni niveau ni équerre, ni fil à plomb, tout à l’œil et taillé grossièrement sur place, assemblé à grand renfort de cales comme une maçonnerie de pierres sèches. Pour cette raison j’avais été particulièrement exigeant sur le détail des relevés. A notre décharge nous n’avions aucune certitude sur la capacité des charpentiers de respecter la maison en tant qu’objet de musée. La visite d’une réalisation récente à Rascht, où une maison ancienne avait été remontée en tant que siège de l’Office de tourisme, était de nature à justifier de grandes inquiétudes. Je n’arrivais pas à appréhender correctement le problème des plots de fondations, ces empilements de troncs croisés pris entre deux niveaux ondoyants, celui de la plate-forme et celui des poutres que l’on pourrait qualifier de « sablières ». De hauteur variables, chacun adapté à sa situation propre, ces dix plots (deux files de cinq plots) n’étaient pas non plus parfaitement alignés longitudinalement, puisqu’ils suivaient en façade avant la courbure de la sablière. Et à l’arrière, faute de bois de longueur suffisante, les sablières étaient en deux parties : les plots étaient donc disposés de façon à permettre leur raccord. Figure 6 : les fondations de la maison de Roudbaneh, telles qu’elles ont été reconstruites dans le musée du Guilan Au début de nos travaux de reconstruction de maisons paysannes du Sundgau, nous étions confrontés à un problème similaire, nos poutres sablières de base étant courbes et irrégulières. Mais un vieux cric de 2 CV suffisait à régler la hauteur des sablières basses au moment de la pose de la sablière haute, elle régulière et nécessairement parfaitement horizontale une fois en place. Le dernier jour de mon séjour, il est décidé d’implanter les plots. On ne peut pas du tout jouer avec leur implantation, en s’en remettant à des réglages ou déplacements même minimes, dans la mesure où ces plots sont placés sur des fondations qui leur sont propres. Une fois la plate forme réalisée, bien damée, on creuse sur une profondeur de 80 cm autant de fosses parfaitement rectangulaires que de plots. Ces fosses seront remplies de couches alternées de terre fortement comprimée et de cendres et charbon de bois, ceci afin d’éviter les remonter d’humidité. L’utilisation de tels matériaux ne m’était pas étrangère non plus. La conservation des solivages des planchers de rez-de-chaussée des maisons du Sundgau, noyés dans la terre (quand il n’y avait pas de cave) était remarquable et incompréhensible dans cette région également très humide. Plus tard, quand nous installâmes un camp de charbonniers à l’Ecomusée d’Alsace, je compris que cette terre était celle, cuite et cendreuse, qui couvrait les meules de bois pendant leur cuisson.
figure 7 : la création de la plate forme de la maison de Roubaneh et l’implantation des plots de fondations Ousta Mansouri , de sa propre initiative, a taillé des petits bouts de branches ; il les plante avec discrétion sur la plate forme pour jalonner les angles des emplacements où creuser les fosses. Dans l’excitation générale, cela passe quasiment inaperçu. Je m’emploie, grâce aux relevés précis effectués avant le démontage, à implanter chaque emplacement de fondation au centimètre près et à les marquer à la chaux. A ce moment là, je réalise qu’à aucun moment les bâtonnets d’Ousta Mansouri ne m’ont dérangé dans mon implantation. Discrètement, le vieux maître les avait enlevés. Je recherchai alors les empreintes de ces piquets. A peu de choses près, elles correspondaient au tracé « scientifique ». Le maître –pour qui j’ai eu toujours un grand respect et une grande admiration- avait parfaitement mémorisé les cotes et les ruptures d’alignement de ces plots. J’en fus impressionné, même s’il n’y avait pas de sorcellerie là-dedans. Pour ces artisans, la construction est un tout indivisible ; l’appréhension et la mémorisation des caractéristiques de chaque élément majeur de la construction quel que soit son emplacement, détermine tout l’amont de la mise en œuvre de ces organes d’un seul corps. Ni l’outillage disponible, ni le mode de pensée, ni le caractère relativement précaire des constructions, ne laissent place à un mode opératoire qui distinguerait les notions de plan et d’élévation. L’imagination du bâtiment est immédiatement tridimensionnelle. Cela ne pouvait que susciter mon admiration, à moi qui ai travaillé sur des constructions faites par combinaisons de plans horizontaux et verticaux distincts, ce qui suppose cette normalisation des éléments que seule permet la médiation de l’épure : en conséquence l’incontournable passage par la représentation en plan, fût-il à l’échelle 1. On imagine ma frustration de devoir quitter le chantier à ce moment là. Figure 8 : en Alsace, l’intermédiaire du plan est essentiel pour la taille des charpentes ; à l’emplacement où nous avions installé en 1980 le premier plancher d’épure, j’ai imaginé en 2002 cette composition verticale; les sculptures en bronze sont de Claude Gebhardt.
Figure 9: quatre états de la maison de Roudbaneh à moins de deux ans d’intervalle : l’état in situ, le début du démontage, une étape avancée de reconstruction et enfin la maison achevée telle qu’elle se présente aujourd’hui dans le musée. Figure 10 : un autre exemple de maison sauvée in extremis et déjà remontée dans le musée De ces intermèdes iraniens, je revenais à l’Ecomusée d’Alsace plus convaincu que jamais de la fonction de notre genre de musées au sein d’une population en interrogation sur ce qu’elle a perdu ou ressent bientôt perdre de sa place dans le monde, et combien notre famille de musées redonnait un sens aux cultures locales. Car, pour paraphraser Théodore Monod, la plupart de ces cultures ont en commun, les unes avec les autres, d’entretenir l’appartenance des hommes à un tout cosmique. Ousta Mansouri , dans sa vision totale et immédiate de l’œuvre bâtie, faisait œuvre universelle non seulement par la stupéfiante beauté de l’ouvrage, mais surtout par la démonstration de la possibilité d’un rapport interne à la nature. Rapport interne qui s’exprime encore au Guilan dans le comportement des gens, nous l’avons vu lors des défrichements, d’une grande brutalité avec les arbres, les jeunes pousses ; elle est peut-être familiarité et connivence dans les duretés de la vie de tous, humains, animaux, végétaux, là où nous voyons l’agression devant une nature qui est devenue étrangère à notre propre nature. Tous ces questionnements étaient au centre de mes préoccupations sur la fonction du musée que j’avais créé en Alsace : les évolutions que mes hôtes m’expliquaient de la société iranienne, mes constats, me faisaient partager une accélération de cette histoire que la société de mon pays avait mis deux siècles à absorber et intégrer. J’ai retrouvé au Guilan beaucoup de situations de l’agriculture, d’états des mentalités –pour le peu que puisse en juger le néophyte que je suis-, de traduction de cet entre-deux dans l’urbanisme et la construction, auxquelles j’étais confronté dans le Sundgau des années 1970. Le temps est néanmoins au Guilan tellement contracté que la demande sociale de musée se fait jour alors qu’une partie des structures anciennes est encore en place. La démarche ne s’est pas faite à sens unique. En novembre et décembre 2004, nous accueillîmes à l’Ecomusée d’Alsace une équipe de quatre stagiaires du futur Musée du patrimoine rural du Guilan, grâce au financement de la Direction du Patrimoine du Ministère de la Culture et du Centre d’ethnologie méditerranéenne dirigé par Christian Bromberger. Les bénévoles de l’association, les visiteurs du musée, étaient touchés non seulement par le charme de ces hôtes gentils et délicats, mais ressentaient aussi une immense fierté de ce que leur petit coin du monde soit une référence pour les représentants d’un grand pays, tellement différents des clichés.Figure 11 : les stagiaires, de gauche à droite Mojgan Khakpour et Mojgan Khakban, Pouya Miryousefi et Houra Sami’i interviewée par Anne Muller, procèdent à des démonstrations de cuisine du Guilan dans la maison des goûts et des couleurs de l’Ecomusée d’Alsace.
Figure 12 : avec Freddy Ohrel et Jean-Luc Wendling et Didier Crassous, les stagiaires s’exercent à la forge et plus particulièrement au cerclage des roues. L’intérêt de nos hôtes pour les démarches du musée, et les écarts entre sa valeur de représentation et les réalités culturelles et sociales de la vie « réelle » de notre région, était très stimulant. L’interprète Houra Sami’i était sur les genoux , car les concepts faisaient l’objet de discussions approfondies . Notre équipe iranienne travailla très dur, non seulement à découvrir les différents aspects de la conception et de la vie d’un musée de plein air, mais aussi à produire une exposition sur le projet du Guilan. Cette très belle exposition fut présentée d’abord dans la maison de Hegenheim, puis la belle saison venue nous l’avons installée dans la rotonde du festival international de la maison. Figure 13 : le story board improvisé d’un film tourné avec les moyens du bord à Roudbaneh, film qui sera monté à l’Ecomusée et présenté dans l’exposition sur le musée du patrimoine rural du Guilan. Les images de l’inauguration du Musée du patrimoine rural du Guilan en mai 2006 ne pouvaient que réveiller les souvenirs de l’inauguration de l’Ecomusée d’Alsace en juin 1984 ; au moment auquel nous regardions ces images iraniennes en famille, nous venions de tourner la page de l’Ecomusée d’Alsace. C’était un clin d’oeil du destin, qui nous rappelait que les idées –les idéaux- non seulement sont libres, mais ne meurent jamais. Le travail de muséographie que j’avais fait en Alsace, à présent annihilé selon ma conception du fond et de la forme d’un tel musée, renaissait ailleurs, avec d’autres porteurs de projets, dans une autre époque ; il y aura dans le musée du Guilan un petit peu de ce que nous avons mis de passion et de professionnalisme dans notre projet, et je ne suis pas peu fier que nous ayons communié dans cette passion avec nos amis iraniens alors que nous étions dans les pires difficultés ; d’autres se seraient dits « à quoi bon », mes collègues et moi avons tenu à ce que les convictions l’emportent sur les circonstances. A ce point de parallèle entre les deux musées à 22 ans et 5000 kilomètres de distance, je reviens à des notes que j’ai rédigées en 1992 sur l’inauguration de l’Ecomusée d’Alsace en 1984. J’ai dit ailleurs comment la première maison est venue alunir en septembre 1980 sur la lande désolée d’Ungersheim, et comment une épreuve de force en bien des points comparables aux premiers pas du musée du Guilan a été conclue par la levée des difficultés administratives et l’obtention des premiers financements grâce au président du Conseil général du Haut-Rhin, Henri Goetschy. Jointes à des aides de l'Etat pour la création d'emplois, cette première subvention permit d'embaucher nos premiers permanents, issus du bénévolat. Paolo Canonico et François Wurth , dits Paulo et Frantz constituaient le noyau stable d'une équipe à géométrie variable, reformant le microcosme tribal en vigueur à Gommersdorf quelques années auparavant, mais dans des conditions matérielles encore pires. Il n'y avait absolument rien sur le terrain qui y permette la vie, et il prenait des allures de Sibérie quand le vent du Nord y soufflait sans y rencontrer aucune résistance. Moustaches et cheveux de nos permanents étaient pris dans la glace, il faut l'avoir vécu pour le croire. Mais au moins, quand il gelait, les choses étaient-elles dures et propres. Gare au dégel et à la pluie. Le terrain se transformait en bourbier, grues, voitures et camions s'enfonçaient jusqu'à la garde et à la queue leu leu: un petit véhicule s'embourbait, on en cherchait un plus gros pour le désembourber qui s'enlisait à son tour et ainsi de suite... les livreurs de matériaux, par exemple les toupies à béton, nous vouaient au diable, quand ils ne refusaient pas tout simplement de venir. Le froid nous engourdissait, les conditions de sécurité étaient encore limites et le montage des premières grosses charpentes à comporté des moments d'intense frayeur, surtout quand nous avons dû rechercher un jeune tout à fait en dessous d'un écroulement de poutres. Il était inanimé, uniquement de peur. Nous ne valions pas beaucoup mieux, spécialement quand la gendarmerie vint constater l'accident. Le rythme de travail ne s'est pas interrompu un seul jour de Juillet 1980 jusqu’à l'inauguration quatre ans plus tard. En Novembre 1981, nous avions déjà remonté quatre bâtiments quand le Président du Sénat Alain Poher nous permit de vivre notre première visite officielle, début d'une longue série. L'arrivée des motards et des voitures noires cahotantes sur les nids de poule des chemins d'Ungersheim, était surréaliste, de même que la visite de ce terrain vague planté de quelques charpentes.

Figure 14 : les premiers bâtiments poussent dans les broussailles ; un kandouj (grenier à riz) à Saravan (2005) et le pigeonnier à l'Ecomusée d'Alsace (1981) Dans le même temps, nous étions devenus indésirables dans la maison que nous occupions jusqu'alors à titre de bureaux dans la Grand'rue à Mulhouse, qui avait été rachetée par la Ville qui nourrissait d'autres ambitions pour le quartier. Après un petit baroud d'honneur de résistance, et avoir subi une dizaine de cambriolages, nous avons replié sur Ungersheim notre modeste administration et notre documentation déjà impressionnante. De ce moment, le terrain a commencé à être habité, occupé par une micro société ignorant les clivages entre intellectuels et manuels, et apprenant à s'organiser loin de tout. Ces années furent sûrement les plus tranquilles et les plus gratifiantes que l’on puisse imaginer, en dépit de modes de vie spartiates et de rémunérations à peine symboliques, quand il y en avait. Il y avait énormément de travail, mais on pouvait le faire à fond, sans limites. J’avais des collaboratrices et collaborateurs de grande valeur, engagés à fond dans le projet. Le plus ancien permanent, Thierry Fischer, était le premier permanent de l’association, entré en fonction en 1980. Il avait une culture architecturale immense, un talent de dessinateur hors pair et un sens critique affûté qui faisait avancer les idées. Deux autres avaient largué les amarres d’emplois sécurisés et bien rémunérés : Véronique Wurth, qui monta de sensationnels chantiers d’insertion, et Christian Fuchs qui fut à la fois rigoureux maître d’œuvre et boute-en-train, compagnon de tous les combats. J’avais la prémonition que mon propre rôle dans le projet changerait radicalement dans un futur proche, mais l'organisation administrative et financière n'était pas encore très lourde. Il m'était facile de passer d'une tâche intéressante à l'autre: conseils à des particuliers pour la restauration de leur maison, recherche documentaire pour le projet ou la publication, plans et relevés, travail physique sur le chantier tant que je le voulais et je ne m’en privais pas avec Guy Macchi tous les samedis et dimanches. Nous tirions le profit du travail obscur fait les années précédentes: la plupart des projets avaient déjà été pensés auparavant, le stock de maisons et de matériaux était important. Comme nous n'avions pas de charges de fonctionnement et d'exploitation, des subventions même relativement modestes nous suffisaient amplement pour construire et afficher d'excellents rendements par rapport aux sommes investies. Le problème était que cet état de grâce ne pouvait pas durer indéfiniment, le chantier n'avait de sens que par rapport à l'ouverture du musée au public. En 1982, nous ne savions pas encore très bien si ce moment allait venir dans trois, cinq ou dix ans. En 1983, le public venait déjà abondant chaque dimanche bien qu'il n'ait jamais été question de l'accueillir. L'organisation d'une journée portes ouvertes en Juin 1983 nous démontra que le musée était presque intéressant... car l'on commençait à parler de musée alors qu'auparavant nous nous en tirions par des périphrases. Le Ministère de la Culture et la Région Alsace décidèrent d'intervenir financièrement, ce qui doublait d'un seul coup le budget. Aussi au courant de l’été 1983, nous décidons l'ouverture au public pour le printemps suivant. Pour être sûrs de pouvoir livrer au public une première tranche vraiment significative, et afin que le site soit accessible aux véhicules et équipé en toilettes publiques, restaurant etc., nous avons contracté un emprunt auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations, avec garantie du Conseil général, qui permit de quadrupler le budget... Mais dès lors se mit en route un engrenage économique sans retour en arrière possible. Le musée, dénommé quelques mois plus tôt "Ecomusée de Haute-Alsace", ouvre au public le 31 Mai 1984. Nous sommes prêts. Depuis six mois, un compte à rebours était affiché quotidiennement sur un grand panneau au cœur du chantier: nous n'avions pas d'autre choix à faire que d'avancer toutes les constructions au maximum. Les leçons du bricolage des débuts à Gommersdorf avaient porté leurs fruits: depuis le début des travaux, le chantier était tenu propre, et dès qu'un bâtiment était achevé, son accompagnement végétal et floral suivait immédiatement dans la foulée. Les quelques buissons et arbres qui existaient sur le terrain avaient été soigneusement conservés, étoffés par de nouvelles plantations d'arbres, qui chacun était un pari sur l'avenir compte tenu de la pollution saline du sol. Chacun apportait sa contribution. Pour ma part, je plantai les premières orties du site, autour du four à pain de la maison de Muespach. De son côté, Henri Goetschy réquisitionnait le jardinier du préfet, pendant les vacances de ce dernier. Quand le préfet est en vacances disait ce premier, et grand, président de la toute récente décentralisation, il n’a pas besoin d’un jardinier pour livrer à sa cuisine des haricots frais… De ce fait, l'ensemble livré au public, même inachevé et sans patine, laissant apparaître assez souvent les matériaux modernes parfois mis en oeuvre, avait un caractère étonnant, à la fois naturel et très conceptuels, certaines maisons paraissant posées sur le gravier ratissé comme des objets. Ce qu’elles étaient, en fait. Un guide du visiteur, un dépliant guide remis à l'entrée, un bon dossier de presse, avaient été produits dans les délais. Le souci du confort du visiteur était présent, avec des toilettes publiques, un restaurant, autant de petits miracles lorsque l'on se rappelait la vie de sauvages que nous menions sur le site quelques mois auparavant encore. Le titulaire du premier billet ce matin d'ouverture fut un habitant de Wittelsheim, venu en vélo: il avait l'habitude de se promener par là depuis son enfance, il était aussi ravi et déconcerté que nous par la propulsion de ce site confidentiel vers une célébrité encore aléatoire. Mais grâce à l'appui de la presse, en particulier du journal "L'Alsace" qui avait puissamment annoncé l'ouverture du musée, le flot de visiteurs commença à se déverser. Ils étaient sous le charme et le ravissement, chacun penché sur son plan-guide lisant attentivement les commentaires donnés pour chaque bâtiment. Quant à nous, nous étions littéralement ivres-morts de foule. Pendant quatre ans, nous avions arpenté ce terrain en seuls maîtres: j'avais avec lui un rapport sensuel, car chacun de ses centimètres carrés avait un toucher que je connaissais au pied nu ou à la main, une odeur, une texture, une hygrométrie différents. En l'espace de quelques minutes, nous étions devenus non pas étrangers, non pas agressés non plus, mais dépossédés dans un sens quasiment charnel. C'est en toute hâte qu'il fallut improviser des clôtures séparant les zones privatives et de service, des zones ouvertes au public. Nous n'avions pas prévu cela, et des semaines nous furent nécessaires pour reprendre pied et nous créer notre nouveau biotope. Trois semaines plus tard eut lieu l'inauguration officielle. Elle avait donné lieu, depuis des mois, à des préparatifs fiévreux, pour son importance objective, et en raison de tout l'irrationnel qui présidait a une manifestation hautement politique. Dans ces temps là, il y avait encore une gauche et une droite. Grâce à Gilbert Estève, maire de Sélestat et à l'époque chef de cabinet de Jack Lang, le Ministre de la Culture avait accepté d'inaugurer le musée. La tension entre le gouvernement socialiste et la majorité centriste du Conseil Général était réelle, un peu exacerbée par le fait que le Conseil Général revendiquait à juste titre la légitimité et l’exclusivité de la paternité du musée en raison de l'antériorité et de la prépondérance des crédits. De plus, j'étais soupçonné d'être du mauvais côté, vu depuis la « majorité alsacienne ». Un film particulièrement subversif venait du reste d'être consacré à l'Ecomusée par une chaîne de télévision: il narrait la construction du musée, vue par un jeune participant au chantier qui en écrivait le déroulement a sa fiancée. Cette fiction romantique était dotée d'un fil conducteur, qui était une rose rouge apparaissant à intervalles réguliers sur l'écran. Le réalisateur n'y avait sans doute pas vu malice, et s'était laissé entraîner par son propos poétique sans faire parallèle avec la rose au poing du parti socialiste au pouvoir depuis 1981. L'impact en fut tumultueux, à point nommé quelques jours avant la venue du Ministre. On y voyait une preuve supplémentaire de ce que l'Ecomusée -quel nom bizarre et parisien- était un nid de socialistes, et le président Goetschy était vivement harcelé. C’était d’autant plus pénible qu’aucun d’entre nous n’était militant, ni même encarté, dans quelque parti que ce fût. La rédaction de l'invitation à la cérémonie d'inauguration, la fixation du protocole de celle-ci, fut une drôle d'aventure où, déjà stressé par l'achèvement des travaux et l'organisation du musée pour le public, je devais de surcroît faire le coursier entre le cabinet du Préfet et celui du Président du Conseil Général, pour négocier le changement de place de virgules politiquement lourdes de conséquences. Mais le moment de la fête venu, pendant laquelle tout le monde joua le jeu admirablement, de bon cœur et avec une sincérité qui ne trompait pas: c’était bon enfant et loufoque de bon aloi. Quelques heures avant l’inauguration, le président Goetschy m'annonça qu'il avait l'intention de venir avec quelques uns de ses collègues en costume alsacien. Je craignais le pire. J’avais englouti mon maigre salaire d’un mois dans l’achat d’un costume et d’une cravate pour me fondre dans le décor, et voilà que le président du Conseil général changeait le décor à la dernière minute. Il me rappela un peu plus tard pour me demander, quand même, si je pensais que c'était une bonne idée. Il n'en était plus complètement sûr, semblait-il. Je lui dis que je ne pensais pas que c’était une très bonne idée... ce qui me valut de me faire enguirlander, preuve supplémentaire que le président n'était pas sûr de son coup. Il faut avouer que les conseillers généraux, chacun dans le costume de son terroir, constituaient un comité d'accueil superbe. On ne voulait pas de couper de ruban, car cela impliquait qu'une personnalité fût la première à manier les ciseaux, de surcroît c’eût eté nécessairement un ruban tricolore, et cela ne collait pas avec l’ambiance de la décentralisation. Le concept de « républicainement correct » n’existait pas encore. Le président Goetschy avait eu une idée ingénieuse: l'entrée du musée était équipée de trois barrières en bois à contrepoids, de telle sorte que le Maire Fricker, le président Goetschy et le Ministre Lang ont pu ouvrir la voie simultanément et sur une même ligne, chacun soulevant sa barrière... Après quoi l'assistance -et l'on sentait le ministre chatouillé par une légère brise de doute- écouta la bénédiction du curé et l'allocution du pasteur. Etant un samedi, nous n'avions pu trouver de rabbin acceptant d'officier...
Figure 15 : faire regarder les invités en l’air… à l’inauguration du musée du Guilan en 2006, spectacle traditionnel de funambules De son côté aussi, l'équipe de l'Ecomusée avait fait fort. Nous voulions exprimer le sens du musée, en faisant tournoyer dans le ciel d'Alsace une maison à colombages entière, suspendue à un hélicoptère. Cette maison dont plus personne ne voulait se serait symboliquement posée a l'Ecomusée, après plusieurs jours d'errance. Cette arrivée d'une maison complète par les airs n'a pu se réaliser, il y avait des problèmes de couloir aérien militaire et à vrai dire, dans la dernière ligne droite, nous avions d'autres chats à fouetter. Mais la maison était prête au transport en un seuil bloc. Grâce au sponsoring des entreprises Gross et Médialev, nous avons pu lui faire emprunter la route. C’était une maison de journalier de Bartenheim, assez grande mais sur un seul étage. Elle fut démontée -le site où elle se trouvait était trop encaissé pour que la grue puisse y accéder et l'enlever d'une pièce- et aussitôt remontée sur la remorque du camion qui devait l'emmener à Ungersheim. Restait à solutionner le passage sous les ponts routiers ou ferroviaires. Figure 16 : la maison de Bartenheim prête à prendre la route pour l’Ecomusée d’Alsace(1984) Figure 17 : les acrobaties de la maison de Bartenheim lors de l’inauguration de l’Ecomusée d’Alsace (1984)Aussi les pointes de pignons furent-elles articulées sur des charnières, de façon à pouvoir être rabattues devant les obstacles, et remontées aussitôt celui-ci franchi. C'était complètement insensé, mais spectaculaire. Arrivé à l'Ecomusée, l'objet fut hissé a une vingtaine de mètres de hauteur ou plus, en suspension jusqu'a l'arrivée des officiels qui assistèrent médusés à son atterrissage sur la fondation prévue a cet effet, avec une exactitude absolue. Figure 18 : Mahmoud Taleghani à l’inauguration du musée du Guilan en 2006, et moi 22 ans auparavant à l’inauguration du musée d’Alsace Les discours étaient, on le ressentait, plutôt sincères, et il peut être intéressant de revenir à leur contenu pour comprendre comment ce musée atypique a pu naître entre les mailles du filet institutionnel, avec la complicité des représentants des pouvoirs eux-mêmes. La commune d'Ungersheim avait organisé le buffet, sous forme de brasiers sur lesquels chacun était invité à faire rôtir des tranches de lard. Le ministre ne voulait plus partir. Tous les officiels pleuraient sous la fumée, tandis que les ungersheimois préposés au service assistaient captivés à un important match de foot, devant leurs télévisions portatives posées dans les coffres ouverts des 2CV. Cette fête était bien sûr le jour de gloire de notre équipe, qui avait durement mérité cette reconnaissance officielle. Ce fut aussi le début d'un état de grâce, pendant lequel critiques et dénigrements prirent fin, car le public vint très vite nombreux et enthousiaste. On avait l'impression que le projet avait réussi à faire se rencontrer l'attente d'une population, les politiques de tous bords et des réalisateurs passionnés, dans le lieu et dans le temps où tout le monde s'accordait sur la nécessité d'un tel musée. C’est exactement ce qui ressort des premiers mois d’ouverture du jeune musée du Guilan, souhaitons-lui tout le développement qu’à connu l’Ecomusée d’Alsace, et une longue vie, Inch’ Allah !
Marc Grodwohl
(1992-2007)(1) C’étaient les maisons de Koetzingue et Hésingue 1, le pavillon de jardin de Ribeauvillé, le pigeonnier d’Oberhergheim

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